Ni roman, ni policier. Mais une musique, un Blues. Le Blues de Washington Eights. Le Blues des Eights.
A coups de crayon rapides et précis, naissent, vivent et meurent les notes de la mélopée des Roméo, Russell et Vernon, de Sean et Vivian, de Troy, Curtis ou Murino… Ce blues rendant familiers des personnages que, jamais, notre regard n’aurait croisé hormis l’annonce d’un fait divers lors de la messe de 20h.
Au risque de vous déplaire, il me faut dire mon admiration. Comment, sous la trame d’un polar noir, vous avez su glisser un conte métaphysique questionnant chacun sur sa relation aux autres ? Peut-être est-ce votre vie que vous interrogez ainsi par l’intermédiaire de cette ribambelle de personnages interlopes mis en scène dans un road calami où chacun, aspirant à quelque bonne fortune, craignant de perdre quelques acquis fragiles, voit dans les autres les frontières invisibles de ses espoirs et de ses peurs.
Je vous crois, à 250 ans de distance, proche d’André Chénier qui décrivait les frontières invisibles avec fougue et talent* : “Qui ne sait être pauvre est né pour l’esclavage. Qu’il serve les grands, les flatte, les ménage. Qu’il plie, en approchant de ses superbes fronts, sa tête à la prière et son âme aux affronts, pour qu’il puisse, enrichi de ces affronts utiles, enrichir à son tour quelques âmes serviles”.
Votre allégorie de Karen Summers et Roméo Weasley montre avec tendresse et rudesse comment chaque couche de la société se regarde sans se voir. Finalement seuls les flics, les assistantes sociales ou les hôpitaux créent des lieux de rencontre et d’opposition, de vie en fait, entre des mondes qui se découvrent très imparfaitement grâce à l’instrument ultime de la socialisation : la télévision et sa fille internet.
De l’histoire elle-même, bien servie par la belle traduction d’Hubert Galle, point de scénario alambiqué, juste un moment de déséquilibre créé par une décision (le meurtre de Curtis) et une guerre de territoire (le jeune Troy. Vos quelques charges sur la société vous honorent tant elles sont discrètes et bien exprimées. Sur Russel, récemment libéré de prison : il doit “apprendre à vivre avec des cons est, hélas!, essentiel pour une réinsertion réussie dans la société” ou sur la police devant faire son boulot alors que “depuis le 11 Septembre tout ce qui est inscrit au budget est inscrit à la lutte anti-terroriste, faudra apprendre à vivre avec la réalité- cette réalité où l’on sait exactement qui contrôle le trafic de drogue sans pouvoir y changer quoique ce soit. Du moment qu’on cueille de temps en temps quelques gamins du coin de rue, un politicien pose en souriant pour la photo dans le journal avec quelques kilos de came devant lui, tout le monde est content.”
Je souhaite longue vie au Blues des Eights, à cette mélopée des temps modernes, à cette œuvre écrite hors les standards de l’édition, avec le cœur et l’esprit, une œuvre d’écrivain en somme.
Puis-je vous l’inspecteur Murino conclure ainsi :“De voir sa fille endormie le rendit mélancolique. Elle aussi un jour devrait cesser d’y croire. Elle lirait les journaux, apprendrait à connaître un monde qui n’avait rien de l’univers de Winnie l’ourson et de Bourriquet où elle faisait la loi d’une main ferme et tendre.”
Pour ceux qui veulent en connaître plus sur les Heights.
Paru en 2007 sous le titre original ”Geboren verliezers”, traduit du néerlandais par Hubert Galle, pour le Seuil en 2011 (304 pages), 20,50€
*In Élégies (19) André Chénier (1762 – 1794)
Cette chronique a été écrite dans le cadre d’un concours de chroniques épistolaire.
Lectori salutem, Pikkendorff