EDGARD HILSENRATH – NUIT

Posted by

« Après la chute d’Odessa, les troupes allemandes prirent leurs positions à l’est du Boug, cédant à l’allié roumain l’administration de la partie occidentale située entre le Boug et le Dniestr. Ce territoire reçut le nom de Transinistrie. Peu après, en Octobre 1941, les Roumains, sur ordre du Général Antonescu, commencèrent l’expulsion systématique des juifs hors des provinces roumaines de Bucovine, Bessarabie et Moldavie septentrionale. Les convois furent expédiés dans le territoire occupé de Transinistrie, nommé d’après certains rapports officiels : L’Est roumain. La plupart des déplacés disparurent. On le les revit jamais. » Les détails historiques pour les curieux se trouvent ici : USHMM.

Comme dans un cauchemar éveillé, la plume cruelle du survivant Edgar Hilsenrath s’agite, court, créant un conte hyperréaliste et détaché, dur et burlesque, noir et satirique. De ces cinq cents pages d’un journal de bord de l’horreur du quotidien de l’année 1942, le lecteur ne sortira pas indemne. Face aux bourreaux marqués à jamais d’ignominie, de quoi sommes-nous capables pour survivre ? Que les professeurs de morale bienpensante se taisent. Survivre, manger et dormir…et baiser aussi « pour se prouver qu’on est pas au bout du rouleau, qu’on est encore un homme ».

Ici, Edgar Hilsenrath m’écrit un poème à la nuit, à la mort sans espoir quand Primo Levi et ses voyages du désespoir sonnent encore en ma mémoire.

Lis mais ne juge pas. Mesure la dureté des conflits intérieurs. «Tu te souviens du temps où les rafles étaient menées par la milice ukrainienne et les soldats roumains ? » « Qui aurait cru à l’époque qu’on aurait un jour une police juive à Prokov ? Et pourtant ce n’est pas si fou que ça. Les autorités ne sont pas tombées sur la tête, et cette idée de police juive n’est pas conne. Ça marche pour les autres ghettos sous contrôle allemand. Pourquoi ça ne marcherait pas ici ? Les Roumains ont beaucoup appris des Allemands. Ils savent que la création d’une police juive donne aux rafles, comme on dit, un semblant de légalité. Tu me suis ? Si des juifs font la chasse au juifs, ça a sa raison d’être.»

Le personnage central, Ranek, est un juif parmi d’autres, un homme parmi tant, nous en d’autres circonstances. Le vieux ghetto juif de Prokov sur le Dniestr, où depuis 41 « les luttes les plus acharnées avaient lieu pour un quignon de pain » est devenu une prison à ciel ouvert. La ville a été détruite. Chacun court après la nourriture. Deux ans plus tard avec l’arrivée incessante de convois humains il faut maintenant se battre pour dégoter une place où dormir, « lutte toute aussi acharnée et brutale. Et tout aussi vitale ».

…Vital, un cri à la vie, cette vie qui surgit au cœur du charnier du désespoir, au milieu des morts vivants encore debout pour ne pas se coucher ; pour une étincelle de vie, l’on vole, tue ou pille, pour une paire de chaussure, une cigarette, une dent en or ou une nuit à couvert…fragile est la vie sur le fil du rasoir, un peu de malchance, une nuit dehors et la vie s’enfuit…

…Dans l’ombre du typhus, dans l’attente d’une prochaine rafle, avec la peur du froid et du vent, au chaud dans votre canapé…écoutez la voix bruyante et dérangeante d’Edgard Hilsenrath décrire l’ineffable, le marché de Pouchkinskaïa, l’asile de nuit, la cour du bordel, le bar-Hôtel d’Itzig Lupu où les petits calculs pour la survie, les trocs contre une vie, une place pour une vie sont encore la vie. Quand voler des presque-morts est la vie, où sont le mal et le bien ?

Il n’y a plus de règles hormis mourir plus tard. « Le marché animait la rue (Pouchkinskaïa) sans relâche du matin au soir. C’était un lieu grouillant de monde et haut en couleur. Ici on faisait commerce de vieilles frusques, de chaussettes russes et de chaussures, de casseroles et de poêles à frire, d’alliances et de dents en or des morts. Ceux qui ont envie de grignoter quelque chose pouvaient s’acheter des graines de tournesol ou de courge. Pour un casse-croûte on allait chez le Barbu. Qu’il vente ou qu’il neige, il était toujours fidèle au poste, à la sortie du bazar, au coin de la Pouchkinskaïa. Debout derrière son four ambulant, il proposait à la cantonade des knishès chauds, sortes de galettes de pommes de terre composées chez lui d’ersatz de farine, d’épluchures de pommes de terre et d’autres détritus, et pourtant leur parfum était si délicieux qu’il fallait se forcer à les manger lentement quand on avait l’estomac vide pour ne pas avoir mal au ventre et les revomir aussitôt. »

12 ans ! L’histoire de l’écriture de NUIT est un chemin à la mesure de son contenu. Libéré en Mars 44, un court séjour décevant en Palestine en 45, c’est à Lyon qu’Edgar, comme possédé par le démon de l’écriture arrive à commencer son roman…Le voyage intérieur sera long, une épreuve psychologique et physique. En famille à New-York, Edgar achève la première version de 1 250 pages en 1954. Encore quatre ans seront nécessaires pour une première version éditable.

Un grand merci à Jean-Yves pour cette fabuleuse lecture.

Crédits :

United States Holocaust Memorial Museum, wiki de New-York, eurosudvillage.eu et le courrier des Balkans

Editions Attila, 25€uros, Traduction par Jörg Stickan et Sacha Zilberfarb, 2012, 542 pages.

Lectori salutem, Patrick

Inscrivez-vous pour recevoir une notification mensuelle des dernières chroniques !

Nous ne spammons pas ! Consultez notre politique de confidentialité pour plus d’informations.

Leave a Reply

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *