Vassili Grossman – Le temps passe (Все течет)

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Voilà un des plus beaux livres qu’il m’ait été donné de lire. Fluide et profond, léger et grave. Alain Finkielkraut en conseillait la lecture dans son ouvrage “Un cœur intelligent”, merci.

Vivre, cela signifie être un homme libre. ”

Et s’inscrivant en faux contre Hegel déclarant : “Tout ce qui est réel, est rationnel”. Vassili Grossman écrit pour l’éternité : “Tout ce qui est inhumain est insensé et inutile.

Vassili Grossman (1905 – 1964) s’est peu à peu éloigné de la “ligne. Cet ouvrage interdit circulant en URSS sous le manteau fut traduit pour la première fois en 1971. Il est un des livres les plus importants qui nous soient parvenus de Russie. Un cri d’angoisse, un appel vers la liberté, qui nous concerne tous.

Thématiques principales :

  • Métaphysique de la relation de l’homme au temps et à l’espace
  • Histoire de la Russie et de l’homme russe,
  • Hymne à la liberté.

Au cœur de l’œuvre se trouve cette relation au temps et à l’espace. Et cela commence ainsi, le train s’arrête, Ivan descend, respire Moscou et “Les lilas, les pensées, les allées du jardin saupoudrées de sable, les petits chariots d’eau gazeuse…Pas une seule fois tout au long de ces trente dernières années, il n’avait pensé que tout pût exister. Ainsi la vie avait continué sans lui.”

Laissons Vassili Grossman décrire l’histoire de la Révolution et de la création de l’Etat dès la prise de pouvoir par Lénine, à la Russie poststalinienne en passant par la dékoulakisation, la famine organisée de l’Ukraine…. “Raconter…je peux tout raconter naturellement, seulement un récit, ce n’est jamais que des mots et, ça, c’était la vie, la souffrance, la mort par famine. ”

“On a commencé à construire un Etat tel que le monde n’en avait jamais vu. Les victimes, les cruautés, les privations, rien de tout cela n’importait puisqu’on agissait au nom de la Russie et de l’humanité laborieuse, au nom du bonheur ouvrier.[…] Le jeune Etat détruisit les partis démocratiques faisant place nette pour la construction soviétique. A la fin des années 20, ces partis furent complément liquidés. Les hommes qui avaient été en prison sous le tsar y retournèrent ou allèrent au bagne.

En 1930, on brandit la hache de la collectivisation générale. Et bientôt, la hache se leva de nouveau mais, cette fois, elle frappa la génération de la guerre civile. Une infime partie de cette génération survécut mais son âme, sa foi en la Commune mondiale, son romantisme avaient disparu avec ceux qui ont été exterminés en 1937. Les survivants ont continués à vivre et à travailler, se sont adaptés au temps nouveau, aux hommes nouveaux.

Les hommes nouveaux ne croyaient pas à la Révolution. Ils n’étaient pas les enfants de la Révolution, ils étaient les enfants de l’Etat qu’elle avait fondé.

Le nouvel Etat n’avait que faire de saints apôtres, de bâtisseurs frénétiques et possédés, de disciples ayant la foi. Le nouvel Etat n’avait même plus besoin de serviteurs, il n’avait besoin que d’employés et il s’inquiétait de voir que ses employés étaient parfois fort médiocres, et roublards au demeurant.

La terreur et la dictature ont dévoré ceux qui les ont instaurés et l’Etat pensaient qu’il serait le moyen de réaliser leurs idéaux. Mais ce sont leurs rêves et leurs idéaux qui ont servi de moyen à l’Etat puissant et redoutable. De serviteur du peuple, l’Etat s’est transformé en autocrate morne. Le peuple n’avait nul besoin de la terreur en 1919. Ce n’est pas le peuple qui a aboli la liberté de la presse et de la parole. Le peuple n’avait nul besoin de la mort de millions de paysans, de ces paysans qui constituaient la majorité du peuple. Ce n’est pas le peuple qui a voulu remplir les prisons et les camps en 1937. Le peuple n’avait nul besoin de déportations dans la taïga qui coutèrent la vie à tant de Tatars de Crimée, de Kalmouks, de Balkares, de Bulgares et de Grecs russifiés, de Tchétchènes et d’Allemands de la Volga. Ce n’est pas le peuple qui aboli le droit de grève et la liberté de semer. Ce n’est pas le peuple qui a obéré de surtaxes monstrueuses le prix de revient des marchandises.

L’Etat s’est fait patron. Il a fait passer l’élément national de la forme dans le contenu, il en a fait l’essentiel, tandis qu’il reléguait l’élément socialiste dans la paille des mots, dans la phraséologie, dans la forme.

La loi sacrée de la vie s’est formulée avec une évidence tragique : la liberté de l’homme est au-dessus de tout. Il n’existe aucun but au monde auquel on puisse sacrifier la liberté de l’homme.”

Et Staline disparut en Mars 1953…

“Staline mourut sans qu’aucun plan l’eût prévu [5 mars 1953 ndl], sans instruction des organes directeurs. Staline mourut sans ordre personnel du camarade Staline. Cette liberté, cette fantaisie capricieuse de la mort contenait une sorte de dynamite qui contredisait l’essence la plus secrète de l’Etat. Le trouble s’empara des esprits et des cœurs.”

Et Ivan, comme d’autres survivants, fut rappelé …

“Mais vinrent des temps nouveaux, les temps post-staliniens, et le destin ordonna à Ivan de faire de nouveau son entrée dans cette vie qui avait cessé de le penser et avait perdu jusqu’à son image.”

Le sectarisme, total subordination au but, est toujours là…

“Ce sectarisme, cette totale subordination au but, cette tendance à étrangler la liberté vivante, la liberté présente, au nom d’une liberté imaginaire, à transgresser les principes vivants de la morale au nom des principes de l’avenir ne se manifestaient-ils pas déjà dans le caractère de Pestel, de Bakounine et de Netchaïev[…]. ”

Cri d’espoir en l’homme, la liberté, la vie.

“Quelques énormes soient les gratte-ciel, quelque puissants que soient les canons, quelque illimité que soit le pouvoir de l’Etat et quelque forts soient les empires, tout cela n’est que fumée, que brouillard et, comme tel, disparaitra. Il n’y a qu’une force qui persiste, qui se développe, qui vive et cette force, elle réside dans la liberté. Vivre, cela signifie être un homme libre. Non, tout ce qui est réel n’est pas rationnel [Hegel ndl]. Tout ce qui est inhumain est insensé et inutile.

Pour hier, pour aujourd’hui et pour demain, à lire et méditer. Pour vous, et pour l’édification des jeunes et des étudiants.

Editions STOCK, Janvier 1971, 312 pages, traduction, avertissement et notes de Jacqueline Lafond

Lectori salutem, Patrick

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