Les braises, blessures du passé, douleur d’aujourd’hui.
- Que veux-tu de cet homme ? s’enquit alors la nourrice.
- La vérité, dit le général simplement, sur un ton étouffé
- La vérité, tu la connais parfaitement.
- Non, je ne la connais pas, rétorqua-t-il d’une voix forte, sans se préoccuper qu’au ton de sa voix le domestique et la servante, en bas, cessèrent d’arranger les fleurs et levèrent la tête vers lui. Mais ils baissèrent aussitôt les yeux et reprirent leur travail.
- La vérité exacte, je ne la connais pas, ajouta-t-il moins fort.
- Mais tu connais pourtant les faits, lança la nourrice d’un ton sec et provoquant.
- Les faits sont loin d’être la vérité, répondit le général. Les faits n’en sont qu’une partie. Christine elle-même n’a pas dit la vérité. Conrad peut-être…Oui, peut-être la connaissait-il. Maintenant, je vais la lui arracher, conclut-il tranquillement.
- Que veux-tu lui arracher ? questionna la nourrice.
- La vérité, dit-il, et il se tut.
Après quarante et un an d’attente, de sentiments refoulés, l’ami, le traitre, revient au château en 1942, ranimant les ombres du passé.
- Ce château, perdu dans les montagnes hongroises et Nini, la nourrice, 95 ans, son âme. “Les parois du corridor étaient couvertes de tableaux : dans des cadres dorés, des portraits d’ancêtres, d’arrières-grands-pères et d’aïeules, d’amis, de vieux serviteurs, de camarades de régiments, d’illustres visiteurs d’antan. Une tradition de la famille du général voulait qu’un peintre séjournât en permanence au château.[…] tel ce peintre de Prague qui, du temps du père du général, était resté huit années au château […].” La civilisation et le temps s’en sont allé s’écouler ailleurs.
- Le général, la haute société de l’Empire, la chasse, la mort, le sang.
- Christine, l’épouse morte huit ans après la fuite, française, les lumières, la conversation et la musique.
- Conrad, polonais, neveu de Chopin, musicien, artiste, militaire par devoir filial, l’ami, le traître.
La musique du monde nouveau pénétrait dans le château. Les valeurs et les hommes pour lesquels nous avions prêtés serment n’existent plus, dit l’hôte sur un ton très grave, en levant lui aussi son verre. Tous sont morts ou partis, ils ont renoncés à ce que nous avions juré de défendre. Il existait un ordre mondial pour lequel il valait la peine de consacrer sa vie ou de mourir. Ce monde-là est mort. Avec l’ordre nouveau, je n’ai rien de commun. C’est tout ce que j’ai à dire sur le sujet.
- Pour moi, le monde d’autrefois reste vivant, même si en apparence il a disparu. Il vit, parce que je lui ai prêté serment de fidélité. Pour moi, c’est tout ce qu’il y a à dire sur le sujet, dit le général.
- Oui, tu es resté un vrai militaire, répond Conrad.
Leurs verres levés, ils s’adressent un salut et boivent sans ajouter un mot.
Dans une atmosphère courtoise, violente de retenue, de politesse d’avant, lourde des brumes du passé,
- Je voudrais savoir à qui tu poses cette question, dit Conrad
Le général le regarde et répond :
- A tous les deux. Je me suis souvent demandé si la véritable essence de tous les liens humains n’est pas le désintéressement qui attend et qui ne veut rien, mais absolument rien de l’autre et qui réclame d’autant rien qu’il donne davantage. Lorsque l’on fait don de ce bien suprême qu’un homme peut donner à un autre homme, je veux dire la confiance absolue et passionnée, et lorsqu’on doit constater que l’on est payé que d’infidélité et de bassesse…a-t-on le droit d’être blessé et de crier vengeance ?
Conrad reste immobile dans son fauteuil et demande d’une voix enrouée :
- Tu parles de vengeance ?…
- Il faut que je te dise toute ma pensée. Oui, je parle de vengeance […].
Une œuvre dense qui se lit d’une traite au fil de la conversation des deux hommes ce soir-là. Les incidentes nous emmènent dans les tropiques où Conrad a trouvé refuge prenant la nationalité anglaise. Les Britanniques, ajouta-t-il, eux, ont su s’organiser. Ils apportent leur île dans leurs valises ; c’est-à-dire : leur orgueil poli, leur réserve souriante, les reflexes de leur bonne éducation, ainsi que leur golf et leurs courts de tennis, leur whisky et leur smoking. Certains d’entres eux se mettent chaque soir en smoking, pas tous évidemment…Ceux qui prétendent cela racontent des balivernes. Après quatre ou cinq années, la plupart deviennent des brutes, tout comme les Belges, les Hollandais, les Français et les autres.[…] Cambridge et Oxford ne résistent pas au climat tropical, dans la description de monde perdu où l’honneur ne se marchandait pas, ce monde d’hommes, cause perdue, cédant la place au monde des marchands.
Au fil de la conversation, notre compréhension des faits est nette. Le général semble tenir la vérité. Je reste avec des questions, des interrogations, des doutes.
Deuxième entrée dans l’univers de Sandor Marai (1900 – 1989) après l’excellent Métamorphose d’un mariage. Dans la lignée d’un Stefan Sweig, le hongrois Sandor Marai, évitant le pathos, excelle à comprendre et à restituer les sentiments et les passions de ses personnages.
Oui, les faits sont loin d’être la vérité.
Merci à Hubert qui m’a fait découvrir Sandor Marai et m’a incité à lire cette œuvre.
Lectori salutem, Pikkendorff