Me promenant sur la toile en préparant une chronique sur Et le lumière fut de Jacques Lusseyrand, je tombais sur ce magnifique extrait de Le monde commence aujourd’hui du même auteur mis en ligne par Jean Bouchard d’Orval.
“Nos rencontres avec la réalité n’ont pas à être d’abord des rencontres d’intelligence, mais de réalité. Si nous disions à nos idées, à nos opinions, à nos jugements, à nos habitudes, à notre démangeaison de savoir avant de connaître : «Tenez-vous tranquilles, les amis! Je vous appellerai dans un instant», aussitôt, notre perception de l’univers serait bouleversée de fond en comble. Nous ne le reconnaîtrions plus, notre vieux monde. Et il ne serait plus fatigué ni incohérent.”
“Dans la perception d’un homme attentif, la réalité se livre : des pans entiers se détachent sous la seule pression de la main, sous un seul regard. Mais la main n’est alors, et le regard n’est lui-même qu’un instrument. C’est toujours au-dedans de nous que la connaissance a lieu, c’est-à-dire dans cet endroit où nous sommes reliés à toutes choses créées. La paix intérieure, c’est cela, et c’est cela l’attention : c’est un état de communication universelle, un état de réunion.”
“Nous passons notre temps à préférer les idées que nous avons du monde au monde même. L’égoïsme n’est qu’une forme, et très particulière, de cette préférence totale. Ce qui m’empêche de lire dans la pensée d’autrui, ce n’est pas le silence d’autrui, ou même ses mensonges. C’est le bruit que je fais, dans ma tête, à son sujet. Avant d’aller à lui, je calcule, je pèse et contre-pèse les mérites et les torts, je tire déjà ma conclusion. Cette conclusion, je la crie dans mes propres oreilles. Je m’enivre d’elle, je m’endors déjà sur elle. Comment pourrais-je m’étonner ensuite de ne pas voir cet homme que j’ai enseveli dans mon vacarme? Je me suis dressé dans mon armure d’habitudes, dressé moi-même entre lui et moi. Je vais donc me tromper, être trompé, m’établir enfin dans ma solitude — une solitude hostile. Ah! L’artificielle misère, et comme il serait plus simple de faire attention! Comme cela nous rendrait heureux! ”
“Les poètes, eux, portent leur attention très loin, si loin quelquefois qu’il nous est malaisé de les suivre. Ils assistent à des fiançailles, à des mariages partout, ils ont une tendresse sans fin pour les relations les plus distantes : entre les idées et les objets, les hommes et les pierres. S’ils ne voient pas tout, s’ils ne possèdent pas la connaissance pleine, c’est peut-être simplement qu’ils parlent. Les mots font retomber leur vision en poussière. Les mots les plus beaux, les plus rares n’ont ici aucun privilège : ils diminuent, eux aussi, tout ce qu’ils touchent.”
In Le monde commence aujourd’hui de Jacques Lusseyran (1924 – 1971)
Que ces lignes entrouvrent les portes de nos mondes,
Lectori salutem, Patrick