Slobodan Desport, dans le supplément du numéro 22 de l’Antipresse, propose un contre-programme de 45 lectures pour la jeunesse de 12 à 77 ans unissant l’essentiel et l’intéressant.
Le Mahâbhârata de Vyâsa, dans la merveilleuse adaptation très condensée de Jean-Claude Carrière. Où l’on apprend que savoir penser n’est rien si l’on ne sait pas aussi tirer l’arc, car la lutte des Kauravas et des Pandavas est la trame même de ce monde.
L’Odyssée, d’Homère, poème fondateur de l’aventure européenne, sous n’importe quelle forme — poésie, prose, version jeunesse, BD ou rock and roll — sauf en film hollywoodien.
L’Antigone de Sophocle, qui annonce le Christ et qui nous enseigne que l’en- semble de la Loi est en nous et non dans un quelconque écrit estampillé par les potentats du moment.
Les Evangiles, quatre facettes de la plus grande épopée : le retour vers le Royaume qui ne nous a jamais quittés.
Le Décaméron de Boccace, rappel que la vie est une canaille qui se rit de la morale car elle est sa propre justification.
Le Traité de la servitude volontaire d’Etienne de la Boétie, si l’on n’a pas le temps de lire Soljenitsyne, Koestler, Orwell et les autres ethnologues de l’humanité en tant que race d’esclaves.
Les Essais (en français moderne). En particulier Livre III, Essai 1 : Sur ce qui est utile et ce qui est honnête. Où Montaigne vous parle d’homme à homme, abolissant le fossé des siècles.
Le Don Quichotte de Cervantes (en traduction moderne, sans appareil critique), pour rire, regimber, s’affliger, s’ennuyer et s’exalter, car un grand roman, c’est la vie elle-même.
La Vie de Benvenuto Cellini écrite par lui-même, pour découvrir que la Renaissance fut plus déchaînée qu’un groupe de hard rock en tournée.
Le Marchand de Venise de Shakespeare, chef-d’œuvre d’écriture dramatique, pièce contestée et qu’il faut lire en priorité avant de la juger.
La Princesse de Clèves de Mme de Lafayette, pour s’imprégner de belle écriture, de beaux personnages, de belles émotions, bref de toutes les beautés que M. Sarkozy ne comprendra jamais.
Les Fables de La Fontaine, où l’on apprend avec combien peu de mots, mais bien choisis, l’on peut dire les plus profondes sagesses.
Les Confessions de Rousseau, livre 1, de magnifique écriture, où l’on voit que toute la sensibilité moderne « de gauche » dérive pratiquement des goûts et des visions d’un seul homme.
Les Lettres persanes de Montesquieu, pour l’intelligence et la souveraineté du jugement.
La Vie de Samuel Johnson de Boswell, pour son esprit, son humour, sa peinture de la civilisation anglaise dans toute sa bonhomie et sa largesse.
La Couronne des montagnes, de Pierre II Petrović Njegoš, pour sa mystique de la lutte des hommes libres contre l’envahisseur, stupéfiante irruption de l’épopée antique dans les temps modernes.
Frankenstein de Mary Shelley, dont il ne faut jamais oublier le sous-titre : …ou le Prométhée moderne. La cristallisation in vivo du mythe et de la tragédie de l’ère scientifique, suicide de l’humanité.
Ivanhoé de Walter Scott, les grands espaces des sentiments et de l’imagination.
La Chartreuse de Parme de Stendhal, l’art de la guerre romantique, qui est un art de vie.
Les Fleurs du Mal de Baudelaire, toute l’esthétique, la philosophie et la théologie de l’antimodernité condensées en cent soixante poèmes. Dont dix au moins sont à connaître par cœur, même en état d’ivresse, même sous Alzheimer.
Jane Eyre, qui vous hante toute votre vie par la puissance de ses émotions et l’immensité du cœur de Charlotte Brontë. (Même note pour Les Hauts de Hurlevent d’Emily, les deux à lire si possible en version anglaise.)
Moby Dick de Herman Melville, épopée biblique et métaphysique d’une puissance sans équivalent. De quoi vous peupler les rêves de baleines blanches et de jambes de bois.
Hadji Mourad de Tolstoï, si l’on n’ose affronter les monuments comme Guerre et Paix. Où l’on découvre tout le respect et la compréhension de l’adversaire dont les Russes sont capables (et c’est ce qui les rend invincibles).
Le joueur de Dostoïevski, d’où l’on ressort avec l’impression qu’on n’avait encore jamais égratigné les méandres des passions humaines.
Jude l’obscur de Thomas Hardy, poème halluciné de la fatalité et prodigieuse galerie de portraits — la quintessence de l’Angleterre, dont on ressent tout, jusqu’au goût de la pluie.
A la recherche du Temps perdu, de Marcel Proust, à lire dans un bosquet parfumé, en été, le soleil vibrant à travers le feuillage, pour revivre les étés 1900 et sentir combien la valeur des heures et des jours a changé.
L’Atlantide de Pierre Benoit, une aventure qui vous retient le souffle jusqu’à la dernière page et vous laisse l’âme imbibée d’une incurable nostalgie de l’ailleurs.
Ouvert la nuit, de Paul Morand, suprême élégance et suprême intelligence, le plus parfait recueil de nouvelles qui soit.
Le colosse de Maroussi, de Henry Miller, où ce Boche érotomane new-yorkais nous relie charnellement et mystiquement à nos racines grecques. Le livre où notre civilisation accomplit sa boucle parfaite.
Le Sang noir de Louis Guilloux, un Céline sans les manies du style, mais d’une profonde humanité.
Sous le soleil de Satan de Bernanos, où l’Ennemi lui-même vous pose sa main sur l’épaule. On ne peut déjouer le Malin qu’en le connaissant de près.
Migrations de Miloš Tsernianski (Crnjanski), poème d’exil et de mémoire, le plus beau roman du monde.
La Montagne magique de Thomas Mann, 800 pages à lire d’une traite, car un sanatorium peut être aussi fatidique et captivant qu’un champ de bataille. (De même Les Buddenbrook)
Sur les falaises de marbre d’Ernst Jünger, fable parfaite de l’irruption de la barbarie et de ce qu’il faut pour y résister.
Siddhartha de Hermann Hesse, la vie d’un Bouddha sans doctrine, avant-goût du New Age et retour à notre mère l’Inde.
Eloge de l’ombre de Tanizaki, où l’on comprend combien l’Occident s’est mutilé avec son obsession de tout mettre en lumière.
Hommage à la Catalogne de George Orwell, le grand reportage tel qu’il devrait être, dans sa parfaite honnêteté et dans l’acuité du regard. Tout est à lire d’Orwell, et surtout ses brefs essais.
Le quatuor d’Alexandrie (t. 1 Justine), de Lawrence Durrell), traité d’alchimie du récit et de la mémoire, après quoi la nostalgie d’Alexandrie vous hantera toute votre vie.
La Puissance et la Gloire de Graham Greene, la fidélité dans la déchéance et la grandeur dans la fange, et une porte du Royaume qui s’ouvre en plein XXe siècle. Une grande aventure spirituelle.
Ma vie de Carl Gustav Jung, l’autobiographie d’un grand aventurier de l’âme, où l’on découvre avec stupéfaction que l’inconscient collectif n’est que l’autre nom du Royaume des morts !
La Peste d’Albert Camus, le plus bel exemple de la manière dont les grandes questions philosophiques et morales peuvent être illustrées par une allégorie littéraire.
Le bourreau affable de Ramon Sender, une histoire visionnaire de l’Espagne moderne où l’on apprend qu’il ne faut jamais réduire l’individu à sa fonction.
Si le soleil ne revenait pas de C. F. Ramuz, conte de solitude et de peur d’une simplicité et d’une grandeur bibliques.
La vérité avant-dernière : les illusions que fabrique le pouvoir, la « matrice » du contrôle des masses, les échappées possibles. Toutes les questions de la modernité se reflètent dans les yeux hallucinés de Philip K. Dick.
Solaris, de Stanislaw Lem, le chef-d’œuvre de la science-fiction, où l’on apprend à se méfier de ses propres fantômes. S’ils revenaient nous hanter en corps et non seulement en esprit ?
Lectori salutem, Patrick
Slobodan Desport, Supplément au numéro 22 de l’Antipresse