“Non que je me sois fait des illusions sur moi-même. J’ai toujours eu conscience de ce que j’étais devenu. Mais justement : c’est arrivé malgré moi. Par hasard. Par accident. À mon propre insu. J’ai réagi au déclin du monde, et non l’inverse. J’étais profondément sincère. Et aussi profondément hypocrite.”
Prodigieux ! Un roman historique à lire comme une série Netflix ou Canal !
Vous ne sortirez pas indemne des quinze heures et 40 ans passés en compagnie de Koja Solm, cet aristocrate du Baltikum, amant de sa sœur juive et mariée à son frère, membre des Einsatzgruppen, officier de la SS condamné à mort par le Reich en 44, détenu des années dans les geôles soviétiques, devenu espion de la CIA, du NKVD, du Mossad et du BND.
Une histoire d’amour, et même de deux, et plein de secrets révélés tant “il n’est point de secrets que le temps révèle.*”
Le Baltikum : les provinces baltiques de l’Empire russe
“Après la victoire de Stalingrad, les soviets avaient pu mobiliser plus de six millions d’hommes. Une armée entière de spectres, modelée dans la fange des champs de batailles, car depuis le début de la guerre ils avaient perdu le même nombre de soldats. Ils disposaient, alors même que nous les avions tous éliminés, d’un contingent deux fois supérieur au nôtre Phénomène magique autant que mystérieux.”
Ce roman, histoire d’amour et d’existences bousculées par le maudit XXème siècle, a réclamé quinze années de travail, tirant ses racines d’un roman familial, des découvertes historiques récentes, du talent d’écriture de Chris Kraus et de l’excellente traduction proposée par Rose Labourie et mettant en scène bien des personnalités de premier plan, souvent peu recommandables, et les personnages centraux, les Solms Kova, Ev et Hub.
Originaires du Baltikum, une riche terre disputée entre Pologne, Suède et Russie, les Solm sont issus d’une famille de barons baltes, les von Schilling, descendants des Ynglings, des aristocrates germaniques, ayant servis sous la sainte Russie.
En 1918, la paisible Courlande, est jetée dans le maelstrom de la révolution russe, un deuxième 1905 pour les Gulliver allemands au milieu des Lilliputiens lettons qui finirent par prendre le pouvoir en créant la République lettone en expropriant les aristocrates germanisés.
Lorsque le Reich commença à se lever, beaucoup d’aristocrates y virent une nécessité vitale, un retour possible à la normale. Les Solm firent partie de cette avant-garde des jeunesses nationales-socialistes avant que la ballade folle commencée dans la Baltikum, ne s’accélère avec la conquête allemande et l’ahurissante administration nazie. Puis la défaite de Stalingrad sur le front de l’Est signa la fin des haricots. Mais la débâcle et la chute du Reich sonnant immédiatement le début de la guerre froide le recrutement des nazis dans la services secrets et l’administration allemande, de manière peu transparente, marqua durablement l’État fédéral allemand. La difficile naissance, armes à la main, de l’État d’Israël, curieusement, impliqua aussi les anciens nazis !
Et si ces vilains n’étaient que personnages allant de l’avant coûte que coûte, se laissant porter par des forces plus puissantes….
“Mais il faut que vous sachiez une chose : moins les services secrets comprennent l’esprit démocratique, mieux ils travaillent. Et la légalité et la fidélité à la Constitution ne sont pas d’un grand secours quand il s’agit de tuer des espions soviétiques.”
Au-delà de l’histoire du Baltikum, ces peu connus états baltes, Chris Kraus porte à la connaissance du plus grand nombre, preuves à l’appui, ce que la recherche historique récente a commencé à révéler, à savoir le recyclage de tant de nazis et membres du NSDAP
- La trouble organisation de Richard Ghelen, ce qui devait devenir le BND, services secrets allemands, qui embaucha tant de nazis tels que Klaus Barbie ou Alois Brunner.
- Après la chute du Reich, le communisme devenant l’ennemi, les nazis proposèrent leurs personnels formés et leurs réseaux de renseignements à la CIA (exOSS), au BUND et à l’administration,
- La discrète auto amnistie de 1968 des anciens du NSDAP restés en grand nombre dans les rouages de l’administration de la RFA…
Documentations consultés pour la rédaction de cet article
Histoire de la Lettonie
Richard Gehlen et la création du BND, services secrets allemands
Le ministère de la justice et l’administration de la RFA avec tout plein de nazis ou l’auto-amnistie des anciens du NSDAP
- https://www.europe1.fr/international/allemagne-le-gouvernement-decouvre-une-nouvelle-fois-son-passe-nazi-2869918
- https://www.lesechos.fr/2016/10/le-gouvernement-allemand-et-son-passe-nazi-234922
Citation en exergue : “il n’est point de secrets que le temps révèle”
Il s’agit de Narcisse face à Néron dans Britannicus, Act IV scène 4, Jean Racine, 1679, https://fr.m.wikisource.org/wiki/Britannicus_(1679)
Traduit de l’allemand par Rose Labourie
Belfond, 2017, 886 pages pour un 24,90€ léger face au travail de 15 années
Lectori salutem, Patrick