« De surcroît, si les efforts que j’avais fait pour gommer mon accent napolitain n’avaient pas convaincu les Pisans, en revanche ils convainquaient ma mère, mon père, mes frères, ma sœur et tout le quartier. Dans la rue, dans les magasins ou sur le palier, les gens me traitaient avec un mélange de respect et de moquerie. Derrière mon dos, on commença à m’appeler la Pisane. »
Dans le Naples des années 60, cette suite de l’Amie prodigieuse met en scène la jeunesse – 16 à 23 ans – des deux amies, Lila et Elena. L’une et l’autre ont le talent intellectuel pour s’extirper du quartier, de la pauvreté, de la violence et d’un scénario écrit à l’avance – mariage et mouflets – sur fond de domination masculine.
«Il y avait une explication simple à cela : depuis l’enfance nous avions vu nos pères frapper nos mères. Nous avions grandi en pensant qu’un étranger ne devait même pas nous effleurer alors qu’un parent, un fiancé ou un mari pouvait nous donner des claques quand il voulait, par amour, pour nous éduquer ou nous rééduquer. »
Leurs trajectoires sont dissemblables. Lila accède à l’argent très vite par un mauvais mariage dès 16 ans tandis que la seconde poursuit des études littéraires à Pise. Mais rien n’est déterminé ni écrit.
Ce message de Naples en 1960, d’analphabètes ne parlant qu’en dialecte, s’adresse aux jeunes gens d’aujourd’hui : Ne vous pensez pas victimes. Élevez-vous au-dessus de vous-même, soyez vos propres ancêtres !
Le message universel du livre derrière les aventures d’adolescentes
« Mais en réalité, ce fut un véritable travail. J’appris à contrôler ma voix et mes gestes. J’assimilais une série de règles – écrites et non-écrites – de comportement. Je réduisais autant que possible mon accent napolitain. Je réussis à prouver que j’étais douée et digne d’estime mais sans jamais avoir recours à un ton arrogant, en ironisant sur ma propre ignorance et en feignant d’être moi-même surprise de mes bons résultats. J’évitais surtout de me faire des ennemis. »
Les immigrés, les cols bleus et tous ceux qui se complaisent dans une culture victimaire dans notre pays gagneraient à lire Une amie prodigieuse pour s’offrir une chance de ne pas vivre en victimes mais en acteurs de leur vie. Ils y comprendraient que ni la France ni eux-mêmes ne sont la cause première de leurs tourments et que des préjugés raciaux ou religieux ne sont pas à l’origine de leur sentiment d’exclusion. Ils y apprendraient que des histoires individuelles et collectives, au fil des générations, ont cimenté la société française constituée comme toutes les sociétés de plusieurs mondes vivant les uns à côté des autres. Dans notre société sans déterminisme de classe le passage d’un monde à un autre est toujours possible mais les clefs de compréhension de ces espaces culturels ne sont expliqués nulle part. Seuls une observation et un oubli de soi permettront d’acquérir de nouvelles manières d’habiter le présent et l’espace. Le transfuge connaîtra la douleur de n’être ni d’un monde, ni d’un autre. Telle est la leçon de vie offerte par Lila et Elena. « Attention où toutes ces études vont te mener, Lènu ! Rappelles-toi qui tu es et de quel côté tu es ! »
Situation à la fin du tome II avant d’attaquer le tome III
- Lila : Nous quittons Lila avec un enfant Gennaro/Rino issue de son mari Stefano (ou de son amant Nino Sarratore qu’elle a piqué à Elena). Séparée de Stefano qui a pris maîtresse, Ada, puis de Nino, Lila vit dans une certaine dénuement avec Enzo, un garçon du quartier qui a repris des études. Elle travaille dans l’usine du père de Bruno Soccavo ami de Elena. Des haines recuites ne demandent qu’à sortir. Enzo et Lila se mettent à la programmation informatique ! Nul doute que cela augure d’un bouleversement prochain.
- Elena : Diplômée de littérature, fiancée avec Pietro Airota issu d’un milieu aisé avec un mariage prévu dans deux ans. Son roman est publié, sous son nom ! Fierté et un peu d’argent. Nino Sarratore, un amour platonique est réapparu. Elena n’a pas de travail. Elle postule à un poste de professeur.
- Les familles : La manufacture de chaussures de Rino, frère de Lina et l’épicerie de Stefano sont en passe d’être capturées par les Solara, les camorristes, entraînant la possible perte de la famille de Lila.
Quelques citations
« Et aujourd’hui encore, je pense qu’une partie du plaisir de ces journées venait justement de ce que nous pouvions oublier totalement nos conditions de vie à toutes les deux : nous avions la capacité de nous élever au-dessus de nous-mêmes et de nous isoler dans la pure et simple création de cette espèce d’apothéose visuelle. »
«Il y avait une explication simple à cela : depuis l’enfance nous avions vu nos pères frapper nos mères. Nous avions grandi en pensant qu’un étranger ne devait même pas nous effleurer alors qu’un parent, un fiancé ou un mari pouvait nous donner des claques quand il voulait, par amour, pour nous éduquer ou nous rééduquer. »
« Les échanges verbaux qui s’ensuivirent furent entièrement en dialecte, comme si la tension obligeait à se débarrasser des filtres compliqués de la prononciation, de la syntaxe et du lexique italien. »
« Ni Lila ni moi ne deviendrions jamais comme la jeune fille qui était venue attendre Nino devant le lycée. Il nous manquait à toutes les deux quelque chose d’impalpable mais de fondamental qu’elle possédait, elle, et que l’on remarquait au premier coup d’œil : c’était quelque chose qu’on avait ou qu’on avait pas – pour posséder cette qualité, il ne suffisait pas d’apprendre le latin, le grec ou la philosophie, et même tout l’argent des charcuteries et des chaussures n’y pouvaient rien. »
Édité en Italie en 2012 sous le nom de Storia del nuovo cognome (l’amica geniale, volume secondo)
Gallimard, 2016, traduit de l’italien par Elsa Damien, 622 pages en version poche, 9€
Lectori salutem, Pikkendorff