”L’efficacité de Sapiens ne serait-elle donc finalement que cela ? Une puissance collective fondée sur la peur. Non un surplus de sagesse mais un débordement du groupe sur l’individu. Un effacement de l’individu au profit des identités collectives ?”
L’Homo Sapiens contemporain hume les odeurs des feux de caverne piégés dans la pierre, un fossile immatériel déposé il y a 55 millénaires. Appliquées à ce fossile de nos respirations passées, les dernières technologies de datation alliées aux sciences humaines permettent, en effleurant l’inquantifiable, de repenser la fin d’une humanité, Néandertal, et le peuplement de l’Homo Sapiens. Au-delà ce livre-enquête de haute volée scientifique aux confins des sciences dures et humaines questionne notre nature profonde d’Homo Sapiens, l’individu et le groupe, pour, peut-être, pouvoir un jour la transcender. Passionnant et troublant.
Vallée du Rhône, neuf dents, 30 années de creusement à la pince à épiler, grain de sable par grain de sable, neuf dents datées de -100 000 ans à – 40 000 ans, 9 dents sur 60 millénaires. L’une des dents est enfant Sapiens datée de – 54 000 ans. Il est acquis qu’Homo Sapiens est présent depuis 150 000 ans de l’autre côté de la Méditerranée. Mais dans la vallée du Rhône cet Homo Sapiens arrive 10 millénaires trop tôt. Cela implique un partage de territoire avec le Néandertalien et modifie l’histoire du peuplement européen.
L’enquête utilise les découvertes en vallée du Rhône des neuf dents et de Thorin, le dernier Néanderthal, supportée par les imputrescibles silex, une démarche scientifique modèle et les incroyables nouvelles technologies de datation :physico-chimique, paléogénétique, le carbone 14, l’uranium – permettent de remettre en cause nos certitudes passées. Quand le Carbone 14 offre une incertitude de + ou – 1 millénaire, l’analyse des suies des feux de cavernes resserrent le temps à plus ou moins 6 mois.
L’arrivée de Sapiens ne marque pas la fin de Néandertal ; ils vécurent sur les mêmes territoires aux mêmes époques durant des millénaires ; Sapiens est porteur de traditions culturelle et technologiques très fortes que l’on peut suivre sur des milliers de kilomètres. Qu’est que cela peut dire de nous ? Un écho de notre nature profonde ? De notre éthologie ?
”L’efficacité de Sapiens ne serait-elle donc finalement que cela ? Une puissance collective fondée sur la peur. Non un surplus de sagesse mais un débordement du groupe sur l’individu. Un effacement de l’individu au profit des identités collectives ?” (Page 215)
« Le Dernier Néandertalien » de Ludovic Slimak : « C’est une réécriture de l’histoire de l’Europe »
Ludovic Slimak, paléoanthropologue et chercheur au CNRS, répond aux questions de Lionel Gougelot. Il publie « Le Dernier Néandertalien » chez Odile Jacob.
L’Homo Sapiens et l’industrie
Les Silex ! L’industrie du silex ! Autour de cette dent, 1499 pointes de silex sur 50 m2. ”Ces milliers de pointes de silex [10 mm de long, 2 à 3mm d’épaisseur] jonchent le sol. Elles sont magnifiques, produites en série et toutes identiques à 1 ou 2 millimètres près, littéralement standardisées.” (page 18) Et qui dit pointes si petites dit l’usage d’un arc ; et donc prouve l’existence d’une archerie du 54ème millénaire soit 40 000 ans avant l’invention supposée de l’arc en Eurasie !
Et ces même pointes, identiques, issues d’une technologie particulière et standardisée, se retrouvent au Liban et sur les rives orientales de la Méditerranée. 3 000 kilomètres, une histoire à réécrire ! Une histoire à lire et à dévorer ! Une enquête sur 100 000 ans incluant glaciations et réchauffement, le Rhône libre ou gelé 130 jours par an, la Méditerranée d’aujourd’hui ou effondrée de 125 mètres !
Nota : les khmers du réchauffement climatique anthropique éviteront le livre comme ils ont toujours évité les données datant de plus de 200 ans.
Sciences dures ou sciences humaines
”Il n’existe en réalité ni sciences dures ni sciences humaines. La science est une certaine manière de concevoir et d’interroger la structure de la réalité. Cette manière de construire un regard et d’analyser la matérialité du monde qui nous entoure nécessite parfois des techniques performantes, de lourdes machinerie, de puissants modèles mathématiques. Mais ces puissantes machineries, exploitant le meilleur de nos capacités techniques, peuvent être calibrées, repositionnées, profondément remises en cause par l’utilisation de nos seuls sens. De nos pensées. De nos mots.” (page 108)
Sur la démarche scientifique
”On ne fait de la science que lorsque l’on fait un pas dans l’inconnu. Lorsqu’on accepte d’envisager une possibilité qui ne semble pas raisonnable. Lorsqu’on envisage une solution qui paraît instinctivement un peu ridicule. Mais faire de la science, ce n’est pas se déguiser en blouse blanche, et faire tourner des ordinateurs pour craquer des équations infinies.” (Page 11)
Sur la liberté de penser contre soi
”Je me pensais libre. On se pense toujours libre en général. Mais on est toujours prisonnier de soi. Il faut pourtant accepter de le faire, parfois, ce pas dans l’inconnu. Accepter, cette transgression devrait constituer le premier enseignement de la pensée scientifique. Apprendre à se faire mal, à rejeter ces logiques. À ne plus rejeter l’impossible. A réviser à chaque pas le champ des possibles qui nous encadre. Aimer le doute. Vous voulez savoir ce qu’est une véritable découverte scientifique ? Et bien c’est la compréhension de quelque chose qui nous semble impossible. Plus précisément, c’est la démonstration que quelque chose qui nous semble un peu ridicule, Un peu risible, est une réalité. Si la découverte ne se frotte pas au bon sens, ne l’écorne pas, vous pouvez être sûr que la découverte est très secondaire. Ne constitue pas un pas. Un franchissement. Si vous transgressez la notion commune du réel. Si l’idée a l’air bien ridicule, au point que vous oseriez à peine la verbaliser, alors vous touchez à la science. Vous avez franchi ce pas, cette transgression vers l’inconnu. Mais par définition, la conscience, le bon sens bloquent l’information. Bloquent toute pensée réellement libre. Tenez-le-vous pour dit.” (page 12)
”C’est propre les mathématiques. Ça présente bien. Ça se publie dans les grandes revues scientifiques internationales. Mais on ne fait pas de la science avec de la technique et on ne comprend pas l’humanité sur des concepts statistiques trop gentiment ordonnés. Ce n’est pas raisonnable. La matière humaine se fonde sur l’irrationnel. L’homme, ça sent mauvais, ça suinte, ça va jamais comme il faudrait, ça ne correspond à rien de vraiment quantifiable. Ça ne se met pas si facilement en boîte. Je ne suis pas sûr qu’il soit raisonnable d’étudier un truc irrationnel et qui sent avec des mathématiques.
Face a cette matière si peu présentable, cette matière vilaine, la volonté de se réfugier dans les outils géniques, statistiques, radionumériques, bien propres, bien présentables, bien quantifiés, qui rentrent pile poil dans les cases, ne représenterait-elle pas, déjà, une forme de pudeur, une sorte de refus ou de négation face à ce que nous sommes ?” (Page 143)
emprunté à la bibliothèque de Versailles en 2023
Odile Jacob, 2023, 293 pages, 22,90€
Lectori salutem, Pikkendorff